Après la meurtrière offensive Nivelle mon grand-père Michel est avec les survivants du corps expéditionnaire russe officiellement " envoyé au repos ". La réalité fût tout autre...
C’ est une plaine à proximité de Lure en Haute-Saône. Une vaste zone d’activités jouxte des terres agricoles. Alain Guillaume membre de la Société d’ histoire et d’ Archéologie de Lure m’ attend sur un parking à l’ entrée de la commune de Roye.
Il me montre un petit batiment gris : " C’est l’ancienne gare. Le chemin de fer passait par ici. Un tortillard que l’on pouvait rattraper en courant si on était en retard ! "
Au delà il me désigne une rangée de sapins. "C’est là-bas que se trouve la carrière où votre grand-père a travaillé "
Nous traversons un grand pré et nous approchons d’un bois délimité par des barbelés.
On distingue encore le remblai de la voie ferrée envahi par la végétation.
Au coeur des frondaisons j’ aperçois une sorte d’immense étang.
" Les eaux ont rempli le grand trou de la carrière creusé par les russes. C’ est assez profond. Ils extrayaient des pierres pour faire du béton et empierrer les routes"
J’ose la question : Vous saviez que des soldats russes ont travaillé ici de fin 1917 à fin 1919 ? " Non, aucun souvenir de leur présence. Il aurait fallu interroger les anciens mais ils sont tous morts."
Après la meurtrière offensive Nivelle d’ avril 1917 où les russes laissèrent la moitié de leurs effectifs sur le champ de bataille pour reprendre le village de Courcy ( Un des rares objectifs atteints ! ), ils créèrent en toute légalité des comités de soldats conformément au prikaze N°1 du soviet de Petrograd, decrété à l’issue de la révolution de février par le gouvernement provisoire dirigé par Kerensky. Les soldats du corps expéditionnaire exigèrent leur rapatriement en Russie. Refus des autorités françaises et à leur décharge, de Kerensky qui ne souhaitait pas ce retour dans l’ immédiat. Les soldats du corps expéditionnaire exprimèrent leur mécontentement en défilant le 1er mai 1917 avec des drapeaux rouges et des bannières imprimées du mot " Liberté "
Mon grand-père Michel Molodtzoff était pendant ce temps soigné à Saint-Malo après avoir reçu un éclat d’obus dans l’ épaule.
L’ Etat-major français jugea plus sûr d’évacuer ces insoumis d’ abord vers Neufchâteau dans les Vosges puis La Courtine dans la Creuse. C’est dans ce camp qu’ ils furent bombardés et réprimés en septembre 1917 par des troupes loyalistes armées par les français. Le soldat Michel Molodtzoff du 2ème régiment d’infanterie refusa de retourner au front et échappa à la déportation en Algérie. Sans doute n’ était-t-il pas considéré comme un "meneur ". Comme la grande majorité des mutins il n’eut d’autre choix que d’accepter la 3ème proposition : Intégrer une compagnie de travail. C’est ainsi que pendant 2 ans il cassa des cailloux dans la carrière au lieu-dit " La Verrerie " près de Lure. La photo le montre debout au milieu de ses camarades d’infortune, la pipe au bec , juché sur un tas de pierres. Une image qui n’est pas sans rappeler le bagne et le " camp d’épreuve " pour fortes têtes. Quelles étaient ses conditions de vie ? Les règles en vigueur ? Pouvait-il sortir ? avoir des contacts avec la population ? A voir les lieux, j’en doute. Le site de la carrière est encore aujourd’hui isolé des premières habitations et les autorités qui ont beaucoup appris de l’ expérience de La Courtine voulaient sûrement empêcher toute relations amicales voire des fraternisations avec la population locale comme ce fût le cas dans la Creuse.
Cela explique je pense le fait que leur présence n’a laissé aucune trace dans la mémoire locale.
Ainsi, l’ histoire officielle ne retient que " la mise au repos " des soldats russes après leur participation sanglante à l’ offensive Nivelle. C’est en tous cas la version présentée lors de l’exposition dédiée au corps expéditionnaire russe et que j’ai visité en 2008 au fort de la Pompelle près de Reims.Si je devais forcer le trait je dirais : Circulez, il n’y a rien à voir ! Et bien pour ma part, il y a beaucoup à voir. D ’abord dans la photo noir et blanc de ces hommes posant dans un cadre qui pourrait rappeler Cayenne les palmiers en moins, et sur le site de la carrière tel qu’il subsiste aujourd’hui. Les tas de pierres couvertes de mousse racontent la présence encore visible des ces hommes naufragés de l’histoire, réprimés pour avoir osé dire " non à la guerre "
Le 23 avril 2014